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Galvanisé par le placage de Pitt, Fawkes charge dans l’escalier comme un rhinocéros enragé et se jette de tout son poids sur les deux hommes. Pitt est rejeté d’un côté, Emma s’efforce de braquer son arme, mais d’une tape Fawkes envoie voler le pistolet comme un jouet d’enfant. Désarmé, Emma attrape Fawkes par le bas-ventre et lui serre férocement le sexe.
C’est une erreur : le capitaine rugit et riposte en abattant ses deux poings énormes sur le visage d’Emma. Sous ce coup de marteau-pilon, les cartilages cèdent, la face s’ouvre comme un fruit trop mûr. Pourtant Emma ne desserre pas son étreinte.
Fawkes éprouve l’impression d’avoir le bas-ventre coincé dans un étau chauffé à blanc, mais il se garde bien d’écarter les mains qui le martyrisent. Calmement, délibérément, comme un homme qui sait ce qu’il doit faire, il prend la tête d’Emma et commence à en marteler le palier d’acier. L’étreinte faiblit bientôt mais, emporté par la fureur de la bataille, Fawkes continue à marteler, et le crâne d’Emma devient peu à peu une bouillie sanglante. Lorsque sa fureur est enfin assouvie, Fawkes roule sur le côté et se masse doucement le bas-ventre en égrenant un chapelet de jurons.
Une ou deux minutes passent. Fawkes se relève avec quelque peine, saisit les deux hommes inertes par le col de leur blouson et les hisse par l’escalier. Un étage plus haut, il arrive dans une coursive, devant un panneau de coupée tribord du lowa. Il écarte le panneau de quelques centimètres pour avoir un peu de lumière et examiner les blessures de Pitt.
La balle a labouré la tempe, mais Fawkes pense qu’elle n’a eu d’autre effet que de laisser un vilain sillon et de provoquer une sérieuse contusion. Fawkes revient ensuite à Emma. Ce qu’on peut apercevoir de peau intacte à travers le masque ensanglanté vire déjà au bleu. Le capitaine explore les poches du tueur et n’y trouve qu’un chargeur de pistolet. Un gilet de sauvetage gonflable automatiquement recouvre l’épais sweater de laine d’Emma.
— Tiens, tu ne savais pas nager ? remarque Fawkes. Eh bien, de toute manière, tu n’as plus besoin de ça maintenant.
Il détache le gilet de sauvetage et le passe autour de la poitrine de Pitt. Puis il tire de sa poche un carnet sur lequel il jette quelques notes. Il vide sa blague à tabac imperméable, y glisse le carnet et la place sous la chemise de Pitt. Il tire sur le cordonnet de la bouteille d’air comprimé et le gilet se gonfle en sifflant.
Fawkes saisit ensuite le cadavre d’Emma par le plastron du sweater et le tire vers le panneau ouvert. Sous le poids, le sweater glisse par-dessus la tête du mort. Et quelque chose de bizarre attire le regard de Fawkes : c’est une ceinture de nylon qui serre étroitement la poitrine du tueur. Intrigué, Fawkes détache une agrafe, le nylon s’ouvre… et libère deux seins à la pointe rosé.
Un instant, Fawkes demeure pétrifié.
— Sainte Mère de Dieu ! murmure-t-il avec une sorte de crainte superstitieuse.
Emma était bel et bien une femme.
Dale Jarvis montre un détail sur l’écran.
— Là, juste au-dessous de la tourelle numéro 2, sur le flanc de la coque.
— Qu’y a-t-il de particulier ? demande le Président.
— Quelqu’un vient d’ouvrir le panneau de coupée avant, répond l’amiral Kemper qui se tourne vers le général Higgins. Vous devriez alerter vos hommes : c’est peut-être l’équipage qui essaie de s’échapper.
— Ils ne feront pas plus de 10 mètres sur la rive, déclare Higgins.
Tous fixent l’écran : le panneau s’ouvre complètement, un homme gigantesque se dresse sur le seuil et il jette dans le vide quelque chose qui ressemble à un corps. La forme tombe dans le fleuve et fait jaillir une gerbe d’eau avant de disparaître. Le géant reparaît de nouveau portant un deuxième corps, mais il le descend cette fois lentement par un cordage, et on dirait qu’il le dépose sur l’eau avec une sorte de tendresse. La forme inerte flotte et s’éloigne du navire. L’homme laisse alors filer le cordage et les portes se referment.
Kemper fait signe à un assistant.
— Alertez les garde-côtes et dites-leur d’aller repêcher cet homme qui descend le courant.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
La question du Président résume celles que se posent les hommes réunis autour de la table de conférences.
— Le malheur, murmure lentement l’amiral Kemper, c’est que nous ne le saurons peut-être jamais.
Après ce qui lui paraît être une éternité, Hiram Lusana arrive enfin à une porte qui donne sur le pont supérieur. Frigorifié dans son léger vêtement de ville, il sort en trébuchant et en serrant à deux mains le sac qui contient les charges de M.S. Le plein jour l’aveugle et il s’arrête pour s’orienter.
Il se trouve au-dessous du poste de commandement de tir de l’arrière, devant la tourelle numéro 3. Les balles sifflent de tous côtés à travers le pont, mais Lusana ne songe qu’à une seule chose : se débarrasser de son fardeau de « Mort Subite », et il se soucie peu du reste. Il court au fleuve, vers le bastingage. Il n’en est plus qu’à deux pas lorsqu’un homme en combinaison de plongée noire sort de l’ombre de la tourelle et braque sur lui son arme.
Le lieutenant Alan Fergus ne sent plus la brûlure de la blessure de son mollet, il ne souffre que de voir ses hommes abattus comme des moutons à l’abattoir. De la tête aux pieds, il tremble de fureur contre les coupables. Il lui importe peu que l’homme qui est là, dans son cran de mire, porte un complet civil et non un uniforme et qu’il paraisse sans armes. Fergus ne voit là qu’un homme en train d’assassiner ses camarades.
Lusana s’arrête brusquement dans sa course pour dévisager Fergus. Il n’a jamais lu une telle férocité froide sur le visage d’un être humain. A six pas l’un de l’autre, les deux hommes ne se quittent pas des yeux, essayant en une seconde de deviner leurs pensées. Ils n’échangent pas un mot, mais une sorte, d’entente étrange se fait entre eux. Le temps semble suspendu et le vacarme de la fusillade n’est plus qu’un fond sonore indistinct.
Et Hiram Lusana comprend en cet instant que la lutte qu’il a menée pour s’élever au-dessus de la boue de son enfance touche ici à son point culminant. Il sait déjà qu’il ne pourra être le leader d’un peuple qui ne l’acceptera jamais entièrement comme l’un des siens. La voie qui lui reste est donc toute tracée. Il fera bien davantage pour les peuples opprimés de l’Afrique en devenant un martyr de leur cause.
Alors, Lusana accepte la mort qui l’invite. Il adresse à Fergus un muet sourire qui pardonne, et il bondit vers le bastingage.
Fergus presse aussitôt la détente et lâche une rafale. Le choc des trois balles qu’il reçoit dans le flanc jette en avant Lusana dans une sorte de danse trépidante qui lui coupe le souffle. Miraculeusement, il reste débout et poursuit sa marche en titubant.
Fergus tire de nouveau.
Lusana tombe à genoux, s’efforçant toujours d’atteindre le bastingage. Et Fergus l’examine avec une sorte de détachement admiratif. Il se demande vaguement quelle force peut bien pousser ce Noir au costume insolite à résister à la douzaine de balles qu’il a dans le corps.
Ses yeux sombres brouillés par le traumatisme, avec l’obstination d’un homme qui n’a jamais renoncé, Lusana se traîne, serrant le sac de toile contre sa poitrine et laissant une trace écarlate de plus en plus large sur le pont.
La rambarde n’est plus qu’à un pas. Il continue de s’en rapprocher, malgré le voile noir qui obscurcit sa vision, malgré le sang qui coule de ses lèvres. Puis, rassemblant une force intérieure désespérée, il jette enfin son fardeau.
Tombé sur le plat-bord, le sac reste un instant immobile, figé dans l’éternité, puis il vacille et plonge finalement dans le fleuve. La tête de Lusana retombe sur le pont et il passe le seuil du néant.
L’intérieur de la monstrueuse tourelle pue la sueur, le sang, la poudre et l’huile chaude. Presque toute l’équipe est encore commotionnée ; les hommes ont le regard vague : ils sont inconscients, assommés par l’incompréhension et la peur ; certains gisent dans des positions bizarres, le sang leur coule des oreilles et de la bouche. « C’est un abattoir, songe Fawkes, un abattoir digne de l’enfer. Seigneur ! je ne vaux pas mieux que les bouchers qui ont massacré ma famille ».
Il jette un coup d’œil en bas, dans la soute, par la cage du monte-charge, et il aperçoit Charles Shaba qui cogne à coups de masse sur une benne de chargement bloquée à trois mètres sous le pont de la tourelle. Les portes destinées – en cas de mauvaise fermeture d’une culasse – à empêcher les flammes de la décharge d’envahir la soute, sont bloquées en position ouverte, et Fawkes a l’impression de plonger son regard dans un abîme. Soudain, ce vide noir devient flou, et il comprend ce qui se passe. L’air est devenu irrespirable. Ceux qui ont survécu au choc des missiles tombent faute d’oxygène.
— Ouvrez la porte extérieure ! rugit-il. Laissez-moi entrer de l’air frais là-dedans !
— Elle est gauchie, Capitaine, répond une voix rauque dans le fond de la tourelle. Gauchie et bloquée.
— Et les ventilateurs ? Pourquoi ne tournent-ils pas ?
— Court-circuit, répond un autre matelot entre deux quintes de toux. Le seul air qui nous arrive est celui qui passe par le puits de la soute.
Dans la fumée sombre et étouffante, Fawkes distingue à peine la silhouette de l’homme qui parle.
— Trouvez-moi quelque chose, n’importe quoi pour ouvrir. Il faut rétablir l’aération.
Il avance, en évitant les corps étendus et l’énorme machinerie des pièces, jusqu’à la porte qui donne sur le pont supérieur. En voyant les parois d’acier épaisses d’une vingtaine de centimètres, Fawkes peut se rendre compte de la tâche qui l’attend. Il n’a guère que deux choses à son avantage : les gonds, disjoints, et une fente de deux doigts par laquelle on aperçoit le jour au-dessus de la porte défoncée.
Quelqu’un lui tape sur l’épaule. Il se retourne. C’est Shaba.
— Je vous ai entendu de la soute, Capitaine. J’ai pensé que ceci pourrait faire votre affaire, dit-il en tendant à Fawkes une lourde barre d’acier de plus d’un mètre de long et grosse de trois doigts.
Fawkes ne prend pas le temps de dire merci. Il force la barre dans la fente et fait une pesée. Sous l’effort, son visage devient écarlate, ses bras musculeux tremblent, mais la porte ne bouge pas.
La résistance de la porte ne surprend pas Fawkes. Un adage écossais très ancien dit que la fortune ne sourit pas à l’homme dès son premier effort. Il ferme les yeux, gonfle sa poitrine. Chacune de ses fibres se concentre pour donner toute la puissance que recèle sa gigantesque stature. Shaba regarde, fasciné. Il n’a jamais vu une démonstration de concentration aussi forcenée. Fawkes enfonce de nouveau sa barre, il attend quelques secondes et recommence à faire agir son levier. Shaba a l’impression que son capitaine est une statue de granit ; il n’aperçoit aucune trace d’effort, aucune tension des muscles. Mais la sueur commence à ruisseler sur le front de l’Ecossais, les tendons de son cou puissant paraissent tétanisés, et chacun de ses muscles est comme un roc. Et finalement – incroyable ! - le panneau commence à céder et l’acier à grincer contre l’acier.
Bien qu’il vienne de la voir en action, Shaba n’arrive pas à se persuader que pareille force brute puisse exister, mais, aussi bien, il ne peut pas connaître le secret qui pousse Fawkes bien au-delà de sa force normale… Le jour grandit lentement entre la porte et le blindage de la tourelle… cinq… huit… dix doigts… et, brusquement, le panneau faussé tombe de ses gonds sur le pont avec un fracas métallique.
Aussitôt la puanteur et la fumée font place à l’air frais et humide. Fawkes s’écarte, jette la barre par l’ouverture de la porte ; ses vêtements trempés de sueur lui collent à la peau, son torse halète pendant qu’il cherche sa respiration et que son cœur battant reprenne son rythme normal.
— Désarmez les pièces et mettez la sécurité, commande-t-il.
Shaba le regarde sans comprendre.
— Nous n’avons plus de pression hydraulique pour actionner le refouloir. On ne peut pas l’utiliser pour sortir les obus.
— Au diable le refouloir ! gronde Fawkes. Faites-moi ça à la main.
Shaba ne répond rien. Il n’en a pas le temps. Le canon d’une mitraillette passe le coin de la porte et une volée de balles ricoche contre les parois blindées. La rafale frôle Fawkes.
Shaba n’a pas eu cette chance. Quatre balles lui traversent le cou. Il tombe sur les genoux ; son regard interroge Fawkes sans comprendre, ses lèvres remuent sans laisser passer une parole mais seulement une gerbe rouge qui coule sur sa poitrine.
Fawkes, impuissant, regarde Charles Shaba mourir. Soudain il voit rouge, il pivote sur lui-même et saisit le canon de l’arme. Le métal chauffé à blanc lui brûle les mains, mais il a passé depuis longtemps le seuil de la douleur physique. Fawkes tire violemment, et le S.E.A.L. qui refuse obstinément de lâcher sa mitraillette se trouve catapulté par l’ouverture et tombe dans la tourelle le doigt toujours crispé sur la détente.
Il n’y a pas de place pour la peur dans le cœur d’un homme qui sait en toute certitude qu’il va mourir. Mais Fawkes n’en est pas si certain, et il a peur d’être tué avant que l’obus porteur de la « Mort Subite » qui charge l’une des trois pièces puisse être désarmé.
— Bougre de crétin ! grogne-t-il lorsque le plongeur démineur le frappe à l’estomac. Les canons ! Dans les canons… c’est la peste…
Le S.E.A.L. pivote brusquement, et de son poing libre il frappe Fawkes à la mâchoire. Fawkes, qui se débat toujours pour écarter le canon de l’arme, ne peut pas éviter le coup. Légèrement étourdi, il recule et bascule à moitié par la porte en s’efforçant toujours de désarmer son adversaire. Mais la chair brûlée se détache de ses doigts, de ses paumes et il lâche prise. Le S.E.A.L. fait un pas de côté et braque posément son arme sur la poitrine de Fawkes.
Du poste de l’officier de tir, Daniel Obasi, le jeune Noir, regarde, paralysé, horrifié le doigt du plongeur démineur presser lentement la détente ; il voudrait hurler pour détourner l’attention du tueur en combinaison de plongée, mais il a la gorge sèche comme du sable, et ce n’est qu’un murmure indistinct qui passe ses lèvres. Alors, au comble de l’affolement et pensant que c’est le seul moyen qui lui reste de sauver la vie de son capitaine, Obasi presse le bouton rouge qui porte le mot « Feu ».